12 août 2009

Imaginer (anticipation)

 
À Joséphine

On le sait, il n'y a plus de nos jours la nécessité qui existait alors. Il n'est pas même certain qu'ils aient, à l’époque, pu se rendre compte de la contrainte subie. Toutes ces années, ces quotidiens accumulés, sans se douter des modifications radicales qui allaient survenir — même les plus visionnaires n'avaient pas eu la moindre idée de ce que nous vivons, nous, à présent —, il a fallu que cette réalité, et l'idée de cette réalité, avant qu'elle ne survienne réellement, fasse un lent chemin dans les esprits. Bien entendu il y a cette petite contrainte, et la cascade de changements apparus — qui sont à vrai dire plus le fait de cette contrainte que du changement père de cette contrainte. Nul n'en avait prévu autant, ni que notre vie en serait tant changée — bien entendu, de longues études avaient été menées au préalable qui avaient permis de prédire une grande partie des modifications effectivement survenues, ainsi que de ne jamais perdre le contrôle, contrairement à ce que l'on peut en dire dans certains milieux : le changement fut plus radical et plus rapide que ce que nous aurions pu imaginer, c'est tout. Quoi qu'il en soit il ne viendrait pas à un esprit un tant soit peu sain et mesuré l’idée de ne pas reconnaître l'amélioration substantielle survenue depuis. Il nous faut pourtant avouer que la comparaison n'est pas des plus facile puisque de plus en plus rares sont ceux ayant les facultés d'analyse et suffisamment de mémoire pour établir la juste comparaison qui conviendrait. Ce travail est à présent réalisé par des historiens et philosophes qui, finalement, ne peuvent fonder leur jugement que sur les témoignages recueillis et les souvenirs nécessairement de plus en plus lacunaires des plus anciens. Or peut-on vraiment, à présent que ces temps nouveaux sont survenus, extrapoler l’état du monde tel qu’il était autrefois ? Sait-on vraiment se pencher comme il convient sur les sources dont nous disposons ? Rien n’est moins sûr. Le temps passant c'est l'oubli qui maquille le passé et l'effarement constant lorsque nous essayons d'imaginer la vie passée. Tant et si bien qu’il nous arrive de nous méfier de nos propres souvenir ; tout du moins nous le conseille-t-on. Pourtant la réalité des dates le prouve : nous avons connu ces temps révolus, sommes quelques uns, encore, à les avoir connus, et la différence est notable puisque, bien que nous ayons peine à le reconnaitre aujourd’hui, le changement ne nous fut pas faciles à l’époque, et tout en affirmant notre croyance — pour ceux qui l’affirmaient — ou notre défiance — pour les autres, nul n’était neutre alors — en cette nouveauté, il est bien certain, osons l’avouer, qu’en réalité de l’avenir nous ne savions rien ; un mur se dressait devant nous, des efforts que peut imaginaient malgré toutes les préparations auxquelles nous fûmes soumis nous étaient demandés pour le franchir et bien que peu en parlent à présent, tous n’ont pas survécu à se changement. D’autres raisons ont été trouvées, expliquant les disparitions soudaines survenues — que nul n’appelle plus « décès », naturellement, et cet ancien mot n’est prononcé qu’en un souffle, comme on s’excuse en silence —, on parla d’abandon, de dépression soudaine ou de manque de confiance, cependant que des bruits couraient de désertions et d’exécutions. Nul n’en crut rien, l’ère était nouvelle — elle l’est chaque jour encore, ne l’oublions pas, c’est une des nouveautés qui ont découlé, ce renouvellement permanent — et la barbarie comme le doute totalement exclus. Analyser, donc, les temps passés, afin au minimum d’expliquer aux nouveaux venus la chance qui leur est offerte, ce à quoi ils ont échappé, ce de quoi ils nous sont redevables en quelque sorte. Or, bien que ce soit peu dit — pas vraiment caché, mais omis, comme une honte — de rares doutes subsistent encore au sujet de la véracité du discours qui leur est fait. C’est pourtant une autre des petites nouveautés apparues, la faculté grandissante d’analyse, d’accumulation de données et de recoupement d’informations — et ce n’est qu’une infime partie des nouvelles possibilités offertes — qui devrait permettre d’assurer la transmission du passé. Mais c’est comme si le passé ne savait se soumettre à ces analyses et recoupements et accumulations qui n’analysent et ne recoupent et n’accumulent convenablement pour finir que le présent et la nouveauté du présent — ça n’en est pas moins une tâche que nul n’aurait imaginé possible, autrefois, bien entendu. En réalité, il semble que bien peu s’intéressent à ces questions car personne n’en parle et il est bien rare qu’on vienne encore nous réclamer le moindre témoignage dont, de toutes façons, si nous sommes honnêtes, nous ne pourrions rien garantir tant il est vrai que nous nous pâmons dans tout ce qui nous est à présent offert et qui nous fait oublier jusqu’à l’envie du souvenir. Mais des bruits courent ces derniers temps. Ces derniers temps ou de toujours, il est difficile de déterminer d’où et de quand courent les bruits. Toujours est-il que des volontés semblent se faire pour que soit rétablie la vérité historique, sachant que le devoir de mémoire nous est un absolu nécessaire afin d’éviter de retomber dans les erreurs où le passé nous contenait. Et c’est là qu’un nouveau débat s’établit, car comment est-il imaginable — même en l’absence de certaines connaissances — qu’une telle régression fût possible ? Ce n’est donc plus, rapidement, sur la question des moyens de la connaissance du passé que le débat se fait mais bien sur la possibilité d’une fin de l’évolution, d’un assèchement de l’élan fondateur nous ayant conduit ici. Or s’il est un point sur lequel tous s’accordent c’est bien l’aspect intarissable — fondement même du procédé, et ce en quoi réside peut-être la véritable révolution — de ce que nous vivons. Alors à quoi bon, dans ces conditions, perdre un temps de plus en plus précieux dans la vaine quête d’un passé que le présent ne peut plus comprendre ? C’est peut-être là un des problèmes qu’il nous faudra évoquer un jour — bien qu’il soit peu probable que nous nous y abaissions —, car c’est à ce jour le seul reproche que nous pourrions faire — nul ne le fait, ni n’en fait d’autres — à notre vie actuelle.
 
 
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