Le premier. Sorti de la bibliothèque du salon, de la même place que celle qu’il occupe aujourd’hui encore. Couverture rouge, papier bible, épaisseur incalculable et poids dans les mains du haut de ces premières années de primaire : les
Trois mousquetaires. Mais mon grand frère venait de le lire, lui, alors pourquoi ne pas faire de même ? Je ne sais pas bien ce qui m’en reste sinon le sentiment d’un début, d’une plongée.
Dix ans, vacances en Irlande, les longs trajets en voiture et tout autour, le vert. Parvenu trop vite à épuisement de la pile des vacances, c’est
Cent ans de solitude que j’extrais des affaires de mon frère, lu, re-lu. Dix jours, pour deux cent ans, finalement. Un frisson dans l’écriture, tout au long du livre, la construction lente.
Une prof de français — on disait comme ça, prof — en quatrième. La honte, sans doute d’avouer avoir dévoré ce
Madame Bovary contre lequel les autres élèves pestaient en se réfugiant au mieux dans le « profil d’une œuvre » que je n’ouvrais pas, que je n’arrivais pas a lire pour y trouver des réponses toute faites, petits livres rouges qui se cachaient au regard des enseignants. Avoir pris du plaisir dans la musique des phrases, dans le long déroulé soyeux et l’exactitude de la ponctuation. Sans rien saisir vraiment de la profondeur du roman.
Première scientifique, cours de français morne, le chignon trop stricte de celle qui nous disait cette Duras dont le
Barrage nous donnait à entrevoir une finesse des sentiments, et la justesse du creux dans lequel elle les faisait naître. Comment s’imaginer alors qu’elle devait, derrière la bouche trop pincée qu’elle nous opposait, murmurer cette lettre d’
Émilie L. que je finirai par dire des années après, sous chapiteau, devant ces circaciens interloqués ; torse nu, pantalon taï, musique de Michel Portal : je n’avais finalement pas jonglé. « Je ne sais pas si l’amour est un sentiment. Parfois je crois qu’aimer c’est voir. C’est vous voir. ».
J’ai du mal a classer précisément ici Boulgakov, Gogol, Zweig… Ils ne sont pourtant jamais loin quand j’évoque les vacances de ces années-là.
Études de kiné, autour des vingt ans, train au départ de gare du nord en route chaque matin pour la clinique Champs Notre-dame de Taverny. Entre les mains
Dans la solitudes des champs de coton que mon père y avait glissé. Arriver à la dernière page, le souffle court, les lèvres sèches. Se retrouver soudain, soi, seul, devant la fin d’un livre. Perdu comme en deuil soudain. Retour a la première page, comme s’entailler la peau à nouveau pour être certain de la sensation qui en découle. N’en être toujours pas certain.
Premières années de travail, vingt-trois ans peut-être, Antoine parlait de Céline, de Modiano ou de Flaubert en s’emportant. Nous, nous les dévorions en silence, ne sachant que dire de ce mouvement perpétuel dans lequel nous plongions, une bouteille bleu comme à portée de main, dans la bibliothèque. Passage à la librairie il me met
Mémoire d’éléphant dans les mains. J’ai par la suite découvert bien d’autres merveilles dans les autres livres d’Antonio Lobo-Antúnes, mais c’est dans un train entre Paris et Marseille que j’ai plongé dans
cette folie qu’il manie si bien.
Je ne sais pas bien quel livre de Claude Simon mettre là. J’allais les chercher dans la petite bibliothèque de ma mère, de son côté du lit, au milieu des Buzzati, Duras et autres qu’elle aime garder près d’elle. Je crois y avoir entre autres choses trouvé le goût des longs apartés, du creux des phrases où le lecteur se retrouve face à lui-même.
La jalousie quelques années après me plongera dans un vide encore plus vaste, j’essaierais en vain de convaincre mes patients de lâcher cet Harry Potter que je ne lirais pas pour s’essayer à ces délices-là.
Vingt-cinq ou vingt-six ans, passage chez les amis du quartier avec qui nous préparions ma présidence de l’association. Mes yeux traînent sur la petite bibliothèque de théâtre d’Amandine, ils s’arrêtent sur
Compagnie d’un Beckett dont je n’avais que vaguement parcouru le « Godot » bien des années avant. Elle me le prête à la condition expresse de le lui rapporter. Lu deux fois de suite cette nuit là, totalement perdu, incapable de savoir ce qui s’était passé entre ces lignes, traversé par trop de sentiments pour décider celui qui me coulait finalement des yeux, après avoir ouvert un gouffre dans ma poitrine. Livre rendu à sa propriétaire le lendemain, une fois mon exemplaire acheté. Étrange besoin de la possession, moi qui n’ai jamais été trop fétichiste de l’objet livre. Premier texte que, plus tard, après avoir lu tous les Beckett, je rentrerais dans l’ordinateur, immédiatement suivi de
Soubresauts, infini.
Il faudrait placer par ici les premières lectures et découvertes sur le net, les signets accumulés.
Il arrivera bien un jour où je lirai les Proust que je n’ai pas lu : ils sont dans la bibliothèque, ces poches jaunis que Frédérique, lectrice attentive et anonyme de ce premier texte lancé sur la toile, m’avait apporté lors de notre première rencontre, avec un petit post-it collé sur le premier tome « Tu peux les garder Ils ont tout mon temps ». Elle ne comprenait pas que je n’aie jamais lu Proust. C’était pour moi un tel monument, je ne me sentais comme pas vraiment le droit ou les capacités de le lire. Je me souviens pourtant de ces temps durant lequels — je devais avoir vingt-six ans — chaque matin, le premier geste était d’attraper le fort volume d’alors et mes lunettes. Et ne sortir des draps qu’après avoir avancé dans la magie des phrases, dans la profondeur de ce qu’elles racontent. Aujourd’hui, sans que j’en sois étonné, c’est un
nénuphar qui me vient en tête quand je repense à ces lectures. Malgré tout, à l’époque, c’est
Antoine Emaz, trouvé sur remue.net que j’affichais dans la salle d’attente.
Puis il y a eu la préparation du spectacle, le voyage à Prague, la (re)lecture de Kafka, la découverte de Blanchot par
De Kafka à Kafka, encore un train, encore une porte ouverte, ou devinée sans oser l’approcher, ou savoir comment l’approcher. Kafka donc, jusqu’aux quatre dernières nouvelles publiées.
Un artiste du jeûne.